Depuis les années 1990, il est beaucoup question du problème de l’intégrité dans la recherche scientifique et à juste titre car il devient vraiment préoccupant. En début de cette année 2018, à un mois d’intervalle, nous avons pu entendre à ce sujet, sur France Culture, deux hauts responsables de la recherche. Le Professeur Antoine Petit, nouveau président de l’un des plus grands organismes publics de recherche en France (CNRS) et le Professeur Pierre Corvol du Collège de France, auteur d’un volumineux rapport sur le sujet. Ce rapport avait été remis en 2016 à M. Thierry Mandon, alors Secrétaire d’État à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche et avait abouti à la création de L’Office Français de l’Intégrité Scientifique (OFIS). Aux USA, un organisme équivalent avait déjà été mis en place dès 1992 et, depuis cette date, deux conférences mondiales se sont tenues sur cette question, ce qui traduit bien l’inquiétude générale. Dans leurs interventions radiophoniques, ces deux hauts responsables affirmaient qu’à partir du moment où une fraude était avérée, il ne fallait pas hésiter à sanctionner très sévèrement le ou les chercheurs coupables. Mais le rapport de Pierre Corvol, comme les deux interventions radiophoniques et les articles de presse sur le même sujet, ne couvrent qu’une partie des problèmes liés à l’intégrité scientifique. Ils n’évoquent jamais ceux qui concernent les instances d’évaluation et cette lacune m’a incité à écrire ce billet. Les fraudes dues aux chercheurs eux-mêmes ne seront donc que brièvement évoquées ici.
1) Les divers types de fraudes
Les fraudes liées à la pratique de la recherche sont de nature et d’importance très diverses. Elles peuvent aller d’un simple «lissage» des résultats expérimentaux, pour les rendre plus convaincants, jusqu’à une invention pure et simple de résultats, avec toutes sortes de situations intermédiaires. Il n’y a guère que deux types de cas où les preuves de fraudes peuvent vraiment être obtenues. L’un est l’invention de données, dont on connaît quelques exemples célèbres, le plus récent (2018) concernerait un archéologue qui aurait, paraît-il, fabriqué des faux pendant 50 ans de carrière ! L’autre type de cas est le plagiat de résultats d’autres chercheurs. Par contre, les cas intermédiaires sont beaucoup plus difficile à déceler et plus encore à prouver. L’un des plus fréquents, à ma connaissance, est la sélection des données publiées. C’est le cas lorsqu’un chercheur obtient, sur un phénomène donné, des résultats contradictoires selon les expériences et ne retient que ceux qui laissent croire à un phénomène scientifiquement intéressant et qui peuvent donc faire l’objet d’une publication. Pour ce type de cas, comme pour le «lissage» ou «l’embellissement» des résultats, certains scientifiques dont Alain Fuchs, ancien Président-directeur général du CNRS de 2010 à 2017, préfèrent parler de «méconduites scientifiques». Ils réservent le terme de fraude à l’invention de résultats. À mon sens, cette différence d’appréciation n’est pas justifiée, choisir les données à publier en omettant celles qui les contredisent revient bien à inventer des résultats, et cela peut se transformer en une grave escroquerie, comme dans le cas décrit plus loin. Ces cas intermédiaires ne sont pas rares et tous les chercheurs le savent. C’est l’une des raisons qui explique l’omerta qui règne dans le milieu scientifique sur cette question, car la «méconduite» d’un seul chercheur peut entacher l’image de tout un laboratoire, avec toutes les conséquences concrètes, y compris financières, qui peuvent en découler.
Le lecteur qui veut avoir des informations sur des cas récents de fraudes, avérées ou non (car il y a aussi des dénonciations mensongères), pourra se reporter aux articles de presse qui concernent les cas d’Olivier Voinnet, de Catherine Jessus et d’Anne Peyroche (et plus récemment cet article). Mais, dans les cas où la fraude est avérée, on ne doit pas oublier le rôle très néfaste que joue la pression exercée par l’idéologie dominante, celle de la concurrence, de la compétition et du chacun pour soi. Bref le « darwinisme social » (bien mal nommé car c’est en fait du spencérisme) qui imprègne de plus en plus nos sociétés et qui est de plus en plus célébré au plus haut niveau de l’État. Dans ce contexte idéologique les chercheurs sont pris dans un engrenage qui leur ôte toute liberté d’esprit, surtout s’ils sont débutants et donc en situation de précarité. Cela se traduit par la fameuse expression anglaise « publish or perish » (traduction superflue je présume). Mais nous touchons là à une vaste question socio-politique qui dépasse largement le cadre de ce texte.
Comme je l’ai dit plus haut, le propos de ce billet n’est pas tant de parler des fraudes dans la pratique des chercheurs que d’attirer l’attention sur un problème qui n’est jamais évoqué publiquement à propos d’intégrité scientifique et qui concerne les commissions d’évaluation. Si les organismes publics de recherche veulent sévir contre les atteintes à la probité de la démarche scientifique il doivent, en tant qu’institution, commencer par balayer devant leur porte. Ils ne peuvent faire l’impasse sur ce qui se passe dans leurs propres instances officielles et considérer qu’elles sont intouchables. Ils doivent s’assurer qu’elles sont une référence d’intégrité, or c’est loin d’être toujours le cas et c’est bien connu dans le milieu scientifique.
2) Des instances d’évaluation au dessus de tout soupçon, vraiment ?
Dans les années 1980, j’ai personnellement siégé dans une commission d’évaluation de l’un des grands organismes publics de recherche (CNRS) et plus sporadiquement dans un autre et il est clair que l’impartialité n’y est pas toujours de mise, loin de là. On assiste parfois à des manipulations manifestement concertées avant la réunion officielle entre gens qui sont là beaucoup plus pour servir leurs intérêts personnels (voire régler des comptes), que pour faire une évaluation objective et impartiale. Une commission comprend généralement une vingtaine de membres, mais pour chaque dossier deux ou trois seulement en ont vraiment connaissance, parfois un seul. Pour des thèmes scientifiques originaux ou complexes, tout repose sur la compétence et l’honnêteté du ou des rapporteurs, qualités ne sont pas toujours au rendez-vous. Cela permet bien des mauvais coups contre des chercheurs ou des labos, mais parfois aussi l’inverse : c’est à dire protéger des chercheurs très douteux. Je me souviens du cas d’un personnage un peu charlatanesque dans un très célèbre institut, soutenu pendant longtemps par des personnalités éminentes. A ce titre, il avait bénéficié, au fil des années, de rapports favorables dans les commissions dont il relevait. Il avait pu ainsi abuser beaucoup de monde pendant une bonne partie de sa carrière, jusqu’au jour où une commission a fait sérieusement son travail et l’a publiquement déjugé. Le degré de déontologie des instances d’évaluation est très variable, il dépend beaucoup de l’attitude de quelques membres influents. La personnalité et la probité du (ou de la) président(e) sont évidemment déterminants. Une des situations les plus graves est celle où le président lui-même s’est compromis dans la fraude scientifique. Il peut alors utiliser sa position pour bloquer toute équipe dont les recherches pourraient mettre sa fraude en évidence, comme nous allons en voir un exemple.
Ce problème des instances d’évaluation est un sujet important et on ne peut se contenter de vagues propos. Je résume donc ici un cas concret, que j’ai eu à connaître, tous documents à l’appui, et qui me paraît particulièrement significatif de la gravité des dérives possibles.
Un jeune chercheur du CNRS, recruté depuis trois ans, apprend oralement qu’il vient d’être l’objet d’une évaluation très négative par sa commission de rattachement. Quand, deux mois après, il en a confirmation écrite et peut enfin consulter son dossier, (délai anormal dû au président qui avait conservé le dossier, contrairement aux règles de l’institution), il s’aperçoit qu’il contient deux rapports. L’un scientifiquement correct et favorable, l’autre erroné et très défavorable, exigeant qu’il change de laboratoire. Il constate avec stupeur que l’auteur du rapport correct a également cosigné le rapport erroné. Situation tout à fait anormale, qui pose évidemment la question de savoir quelles pressions l’ont poussé à cet acte déontologiquement grave (la réponse est sans doute à chercher dans le délai anormal de deux mois). La commission a statué sur la base de l’intervention de l’auteure du rapport erroné car elle se prétendait spécialiste de ce thème de recherche, tout à fait à tort comme le prouvaient les erreurs de son rapport.
Pour bien comprendre les ressorts de cette affaire, il faut savoir que ce président était en grave conflit d’intérêt avec l’équipe évaluée. En effet, la première publication du chercheur sanctionné portait sur le même sujet que l’équipe du président de la commission et donnait des résultats expérimentaux contredisant la première publication de cette équipe. Celle-ci avait elle-même obtenus des résultats équivalents, ils étaient même décrits dans une thèse, mais systématiquement déniés dans les publications ultérieures. Le président et son équipe étaient donc en situation de fraude scientifique par dissimulation de données expérimentales qui contredisaient leur première publication sur ce thème de recherche. Ceci remonte à une vingtaine d’années. Je ne résume ici que les faits les plus marquants, dûment attestés par des documents écrits. Il faut cependant y ajouter une virulente campagne de calomnies menée par le président à l’encontre du directeur du chercheur, auprès de certaines personnes bien choisies (rapporteurs et membres de la direction scientifique), qui a lourdement pesé sur la tournure des choses.
La décision prise (l’obligation pour le chercheur de changer de laboratoire) était grave, car elle avait entraînée la disparition de cette équipe (but très manifestement recherché par le président). A titre de comparaison, c’est un peu comme si un tribunal délibérait en l’absence de l’accusé et de son avocat et condamnait sur la seule foi d’une fausse accusation, sans même que les jurés aient connaissance du dossier et sans aucune possibilité pour l’accusé de faire appel.
Cette décision était d’autant plus aberrante scientifiquement que les travaux de ce chercheur avaient aboutis à la première mise en évidence d’un phénomène biologique important dans le règne animal. Ils avaient d’ailleurs été publiés peu après dans une revue spécialisée de haut niveau et ont, depuis, fait l’objet de plus de 800 citations. Le rapport erroné ne faisait aucune mention de ces résultats importants, il contenait par contre d’importantes erreurs factuelles, ainsi que des considérations très subjectives n’ayant pas leur place dans un rapport scientifique. La lecture du rapport montrait à l’évidence que la rapporteure n’était qu’une moléculariste, d’une rare inculture biologique et n’avait pas sa place dans une instance d’évaluation.
En trois ans de recherche depuis son recrutement, ce chercheur avait donc publié deux articles dans des revues réputées pour leur exigence. On comprendra que je ne puisse donner plus de précisions scientifiques par souci de préserver l’anonymat du chercheur concerné qui est toujours en activité, donc vulnérable.
Ce cas particulier est édifiant à double titre car on y retrouvait aussi la fameuse omerta et cette fois au plus haut niveau de la hiérarchie. En effet, face à cette accumulation de forfaitures, le directeur de l’équipe visée était intervenu par courrier auprès des plus hauts responsables du CNRS ainsi qu’auprès du ministère de tutelle. Seul le président du CNRS avait répondu. Il déclarait dans sa réponse qu’une nécessaire réforme du fonctionnement des commissions était en préparation (une situation politique imprévue y a mis fin) mais ne demandait aucune enquête sur le cas en question. C’était en quelque sorte une omerta polie, dans la droite ligne de l’idée, souvent entendue, qu’il ne faut pas remettre en cause l’autorité des commissions d’évaluation. Ce qui revient bien sûr à un refus de contester l’autorité de l’organisme lui-même. Une position très répandue quand il s’agit d’institutions régaliennes (armée, police …) mais qui est totalement incongrue pour un organisme de recherche scientifique.
Ceci se passait à la fin des années 1990 et il ne semble pas que les règles de fonctionnement de ces instances d’évaluation aient évoluées depuis. Si les responsables des grands organismes nationaux de recherche devaient continuer à laisser faire, dans le plus grand silence, toutes sortes de malversations, ils ne pourraient avoir l’autorité morale nécessaire pour dissuader la fraude chez les chercheurs. Une réforme à minima serait de mettre en place des instances d’appel pour les cas où des commissions d’évaluation ferait de graves entorses à la déontologie. L’OFIS, cité plus haut, devrait pouvoir remplir ce type de fonction.
Il faut bien prendre conscience que dans un contexte idéologique où la science est déjà très contestée, la question soulevée ici n’est pas du tout anodine. Le laxisme dans la probité scientifique, surtout de la part des institutions elles-mêmes, ne peut qu’entamer encore plus leur crédibilité et donner des armes aux courants antiscience.
Bonjour,
permettez-moi de vous féliciter car vous attirez l’attention sur un problème connu, mais dont personne n’ose parler. D’autant plus qu’avec des ressources en baisse et un nombre de chercheurs en augmentation, cela pourrait s’aggraver.
Je voudrais commenter un point méconnu. A propose de l’OFIS, vous dites « Aux USA, un organisme équivalent avait déjà été mis en place dès 1992 ». Vous pensez à l’ORI (Office of Research Integrity). Or ces deux ‘organismes’ sont très différents : l’OFIS va proposer des règles du jeu, mais ne va pas analyser des cas, voire proposer des corrections, etc… alors que l’ORI est un organisme qui audite des cas et peux sanctionner des chercheurs.
Le rapport des Académies des Sciences américaines de 2017 (Fostering Research Integrity) regrette que les USA n’aient pas d’organisme proposant des règles du jeu (comme l’OFIS..). Ce rapport (http://www.h2mw.eu/redactionmedicale/2017/04/jai-traduit-une-partie-du-communiqu%C3%A9-de-presse-du-11-avril-2017-toutes-les-parties-prenantes-dans-le-domaine-de-la-rech.html) recommande aux USA de créer un RIAB (Research Integrity Advisory Board), sorte d’OFIS.
Tout ceci a été discuté lors d’un colloque à Paris, en décembre 2017, où les auteurs du rapport et l’ancien directeur de l’ORI l’ont évoqué http://www.h2mw.eu/redactionmedicale/2018/03/lexcellence-de-la-recherche-exige-lint%C3%A9grit%C3%A9-bonnes-contributions-des-experts-%C3%A9trangers.html
Quand les chercheurs auront compris que l’OFIS ne prend pas en compte les lanceurs d’alerte, faudra-t-il suivre le chemin américain et créer un ORI ? Je ne pense pas si les référents intégrité des organismes font le boulot.
MERCI pour votre billet
Bonjour,
Merci de nous apporter ces précisions importantes. Il est regrettable que les fonctions prévues pour l’OFIS ne lui permettent pas de jouer le rôle d’une cour d’appel. C’est une fonction qui manquera toujours gravement dans notre système d’évaluation. Je ne suis pas convaincu que les référents intégrité constituent un garde-fou suffisant.