L’héritage de Darwin et ses dévoiements. Le grand retour du « darwinisme social».

Révisé en 2019

Pour le bicentenaire de la naissance de Charles Darwin, en 2009, on a beaucoup parlé de la théorie de l’évolution et des conflits passionnés qu’elle a suscités, et suscite toujours, avec les religions. On a beaucoup moins évoqué les détournements idéologiques de la pensée de Darwin, dont un au moins, dénommé abusivement depuis 1880 « darwinisme social » a, lui aussi, déclenché de vives polémiques dès la fin du XIXe siècle. Si le premier débat est toujours très actuel, suite au regain des intégrismes religieux et des courants antiscience, le second ne l’est pas moins, mais de façon plus insidieuse. Depuis les années 1980, il imprègne tout le discours de l’idéologie dominante.
Je me propose ici de résumer quelques éléments de réflexion pour aider à mieux cerner les enjeux majeurs de ces débats autour du darwinisme.

LA RÉVOLUTION DARWINIENNE

Les années de jeunesse

Charles Darwin est né le 12 février 1809, dans une famille de la bourgeoisie aisée mais « progressiste » ; son père et ses deux grands-pères étaient très opposés à l’esclavage et au racisme ; son grand-père paternel Erasmus Darwin, médecin et poète célèbre, avait même eu des sympathies pour la révolution française.

Après une scolarité médiocre, Charles commence des études de médecine à Edimbourg, vite abandonnées pour sensibilité excessive. Sur l’insistance de son père, il entreprend de devenir pasteur de l’église anglicane et fait 3 années d’études à Cambridge où il obtient un diplôme de théologie.
Ses études dans ces deux universités lui permettent surtout la fréquentation d’éminents naturalistes auprès desquels il a beaucoup appris. A la fin de ses études, il a déjà de solides connaissances sur les animaux, les plantes et la géologie.

Un événement imprévu change alors le cours de sa vie. De retour dans sa famille, une lettre d’un de ses professeurs et ami de Cambridge, John Henslow, lui annonce qu’un navire de la marine royale, le Beagle, va partir pour un long voyage d’études cartographiques autour du monde. Le capitaine cherche un jeune naturaliste bénévole et Henslow lui a proposé Charles Darwin. Après quelques péripéties familiales, car son père s’y opposait, Charles part pour un voyage qui durera cinq années. Il a 22 ans.

La genèse de la théorie

Au départ, les idées de Darwin sur le monde vivant étaient celles de la Bible et de la  » théologie naturelle  » de William Paley, donc la création spéciale de chaque espèce par Dieu et une merveilleuse harmonie du monde vivant. Mais tout au long de ce voyage, ses multiples observations sur les plantes et les animaux, vivants ou fossiles, ont introduit le doute dans son esprit. A son retour, il se plonge dans l’énorme documentation qu’il a recueillie et il a de nombreuses discussions et correspondances avec des naturalistes et éleveurs. Il est assez rapidement convaincu que les espèces se transforment. Mais par quels mécanismes ? Les résultats spectaculaires des éleveurs et des cultivateurs dans la création permanente de nouvelles races et variétés le mettent sur la voie. Il comprend que ce sont des variations héréditaires « spontanées et accidentelles » qui sont à la base de ces changements et qu’elles se produisent aussi bien à l’état sauvage qu’à l’état domestique. Mais il lui manque encore une réponse : à partir de ces variations spontanées, quel mécanisme, dans la nature, joue un rôle équivalent à la sélection expérimentale des éleveurs ?

En octobre 1838, il lit l’ Essai sur le principe de population de T.R. Malthus où celui-ci écrit que les populations se reproduisent à un rythme bien supérieur à l’augmentation des ressources alimentaires disponibles. Il y a donc une forte mortalité et une lutte permanente pour la vie. Malthus s’intéressait surtout aux populations humaines. Mais Darwin avait constaté cette lutte pour la vie chez toutes les espèces animales et végétales qu’il avait observées. L’idée lui vient alors que la moindre variation favorable, dans la nature, peut conférer un avantage décisif pour la survie et la reproduction. C’est la sélection naturelle. Il en déduit que, graduellement, par la nécessité de s’adapter aux changements perpétuels de l’environnement, les organismes vivants peuvent se transformer en de nouvelles espèces. Il écrit lui-même qu’à partir de ce moment, il a eu « enfin une théorie cohérente sur laquelle travailler »[1].

Il s’y attellera pendant 20 ans avant de la publier. Vingt années pendant lesquelles il écrira de nombreux autres travaux de biologie et de géologie qui feront autorité et lui assureront une réputation de scientifique honnête et rigoureux. Dans le même temps, il continuera ses recherches et accumulera des quantités d’observations et d’expérimentations sur la « transmutation » des espèces ou la « descendance avec modification » (Darwin n’utilise que très tardivement le terme « évolution » qui, à son époque, signifiait plutôt « développement »). Il voulait être sûr de son fait avant de publier car il était parfaitement conscient du scandale que ses idées allaient provoquer. Déjà en 1844, il écrit à Joseph Hooker, un grand botaniste qui allait devenir un de ses meilleurs amis: « Je suis maintenant pratiquement convaincu (contrairement à mon opinion de départ) que les espèces ne sont pas immuables (c’est comme confesser un meurtre) ».

La « tempête scientifico-religieuse »

Et en effet, à la publication de L’Origine des espèces en 1859, la hargne des milieux conservateurs et religieux se déchaîne. Une petite fille de Darwin, Nora Barlow, parle en 1958 d’une : « tempête scientifico-religieuse qui avait fait rage dans les année soixante et soixante-dix, avec une furie qu’il est aujourd’hui difficile de comprendre ».

La violence de cette réaction peut paraître surprenante, puisque Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) et d’autres naturalistes, dont Érasme Darwin, le grand-père de Charles, avaient déjà défendu le transformisme un demi-siècle plus tôt et d’autres encore, antérieurement, en avaient eu l’intuition, notamment Maupertuis, Buffon. Faisons un petit retour en arrière.

L’idée d’une transformation des espèces était difficilement imaginable tant que l’on croyait, selon la Bible, que la Terre n’avait que 6000 ans.
Mais dès la fin du XVIIIe siècle, les études géologiques amenaient à penser que cet âge était bien plus considérable, au moins des millions d’années. Une transformation des espèces, forcément très lente, n’était plus alors impensable. Elle avait été proposée très brièvement par Erasmus Darwin, le grand-père de Charles, dans son livre Zoonomia et de façon beaucoup plus complète, en France, par Jean-Baptiste Lamarck dans sa  Philosophie zoologique  parue en 1809, l’année même de la naissance de Darwin. Pourquoi alors une réaction aussi violente contre L’Origine des espèces  ? Une comparaison entre les idées de Lamarck et celles de Darwin peut apporter quelques éléments de réponse.

Lamarck et Darwin

Pour Lamarck, les êtres vivants les plus simples, les « infusoires » (on dirait maintenant les « organismes unicellulaires »), apparaissaient en permanence par génération spontanée et une tendance immanente les poussait à évoluer vers plus de complexité, pour lui synonyme de perfection. Les « besoins », les « habitudes », les « efforts », entraînaient des variations adaptatives qui orientaient cette transformation. Voyons par exemple ce qu’il écrit dans son exemple bien connu de la girafe  « Relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme particulière et la taille de la girafe : on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l’intérieur de l’Afrique, et qu’il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l’oblige à brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue depuis longtemps dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s’est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur ses jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur « . Comme on le voit, cette théorie nécessite que les caractères acquis sous l’effet de l’environnement ou des comportements soient héréditaires, ce qui est démenti par les faits scientifiques.

Quant à la tendance immanente au vivant à évoluer vers plus de complexité, d’où émanait-elle? « Des moyens que la nature a reçu de l’Auteur suprême de toutes choses ». Pourtant, pour Lamarck, la vie ne relevait que de lois purement physiques, il rejetait le vitalisme. Sa démarche se voulait donc très matérialiste, mais les mécanismes invoqués restaient très vagues (« excitabilité », mouvements de « fluides », « circonstances ») et l’allusion, maintes fois répétée, à « l’Auteur suprême » laissait la voie ouverte à un maître d’œuvre divin.

Pour Darwin, comme pour la grande majorité des naturalistes de son époque qui connaissaient cette théorie, les mécanismes invoqués étaient trop vagues et trop spéculatifs pour être convaincants. Pour les Églises, cette tendance immanente à la perfection, à consonance religieuse, n’était pas trop scandaleuse, même si elle remettait en cause une lecture littérale de la Bible. Elle était d’autant moins scandaleuse qu’elle restait très anthropocentrique, l’Homme étant considéré comme l’aboutissement ultime de ce processus de complexification.

Dans la théorie de Darwin, il n’y a pas de génération spontanée permanente, tous les êtres vivants ont une ascendance commune qui remonte au(x) premier(s) être(s) vivant(s) apparu(s) sur la Terre. Des variations héréditaires « spontanées et accidentelles« , qui recouvrent ce que l’on appelle aujourd’hui : mutations, recombinaisons et transgenèses, constituent le matériau sur lequel l’environnement opère une sélection permanente. En simplifiant à l’extrême :  au sein d ‘une population, les individus qui porteront des variations héréditaires bénéfiques dans un milieu donné, vivront mieux et laisseront plus de descendants, qui porteront les mêmes caractéristiques héréditaires bénéfiques. Ce processus entraînera inéluctablement l’évolution de la population pour s’adapter à un milieu en perpétuel changement ; sur le long terme, il aboutit à l’évolution des espèces. Bien sûr, parmi toutes les variations héréditaires spontanées, beaucoup seront défavorables et donc éliminées par la sélection naturelle.

Si Darwin reconnaît que sa conclusion générale, la transformation des espèces, est en gros celle de Lamarck, il insiste sur le fait que les mécanismes qu’il propose sont complètement différents. Et surtout, il s’agit de mécanismes très concrets et sujets à expérimentation, la rigueur scientifique de la démarche est donc irréprochable. La réputation déjà grande de son auteur la rend d’autant plus crédible.

Un bouleversement dans la pensée humaine

Les conséquences philosophiques de cette nouvelle vision du monde vivant ont été aussi importantes que celles de la révolution copernicienne trois siècles plus tôt. A partir de Darwin, non seulement la Terre n’était plus au centre de l’univers, mais l’émergence de l’homme lui-même pouvait se concevoir comme le résultat d’un processus aveugle et imprévisible, sans finalité, comme une combinaison de hasard et de nécessité. À ce qui était perçu jusque-là comme un projet divin, où Dieu avait créé l’homme à son image, Darwin donnait une explication très matérialiste où l’intervention divine n’était plus nécessaire et où les aléas de la nature jouaient une grande place. Le bouleversement était considérable et, de nos jours encore, nombreux sont ceux qui ne l’ont toujours pas accepté. Pour plus de détails sur cette situation on peut lire : «  La résistance au darwinisme : croyances et raisonnements «  de Gerald Bronner.

Dans L’Origine des espèces, Darwin ne parle pas explicitement de l’espèce humaine, même si tout le monde comprenait que l’Homme ne faisait pas exception à sa théorie. Ce silence était délibéré, car il voulait faire accepter ses idées sur la transformation des espèces et savait très bien que s’il parlait de l’espèce humaine, les réactions seraient encore plus passionnelles et les rejets encore plus violents.

Darwin et les sociétés humaines

Enfin, en 1871, donc 12 ans après la parution de L’Origine des espèces, Darwin expose ses vues sur l’homme et l’évolution des sociétés humaines dans La Filiation de l’homme . Pour lui, comme pour d’autres auparavant, l’homme est avant tout un animal social. Les premiers groupes humains n’ont pu survivre et se développer que par la vie en société, l’acquisition d’un langage très sophistiqué en est la plus évidente démonstration. Un homme seul ou un petit noyau familial n’auraient eu aucune chance dans la lutte pour la nourriture et contre les grands fauves. La sélection naturelle a donc favorisé tout ce qui pouvait renforcer la cohésion sociale des groupes humains : le développement des « instincts sociaux », de « l’instinct de sympathie », du « sens moral » (termes en usage au XIXe siècle) y compris de la religion. Plus la coopération et la solidarité étaient fortes dans un groupe, y compris la compassion envers les plus faibles et les malades, plus ce dernier avait de chance de survivre et de se perpétuer. En d’autres termes, pour Darwin, la sélection chez les humains favorise les comportements qui s’opposent à la sélection opérée par le milieu à l’encontre des individus. Cette idée que le développement de la morale sociale était un résultat de la sélection naturelle, choquait d’ailleurs beaucoup son épouse Emma pour qui cette morale ne pouvait venir que de Dieu.

Pour résumer très schématiquement la pensée de Darwin : La seule chance de survie de  l’espèce humaine était donc le développement de la vie en société, de la civilisation. Ainsi, pour l’Homme, la sélection naturelle a abouti à sa propre élimination sous la forme brutale qu’elle avait jusque-là chez les autres être vivants. C’est ce que Patrick Tort appelle « l’effet réversif de l’évolution »[2].

Les deux textes ci-dessous illustrent bien la pensée darwinienne.

« À mesure que l’homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d’une même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. La sympathie portée au-delà de la sphère de l’homme, c’est-à-dire le sentiment d’humanité envers les animaux inférieurs, semble être l’une des acquisitions morales les plus récentes. Les sauvages apparemment ne la ressentent pas, sauf à l’égard de leurs animaux familiers. Les détestables spectacles de gladiateurs chez les anciens Romains montrent combien peu ces derniers en avaient la notion. L’idée même d’humanité, pour autant que j’aie pu l’observer, était nouvelle pour la plupart des gauchos des pampas. Cette vertu, l’une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies deviennent plus délicates et se diffusent plus largement, jusqu’à ce qu’elles soient étendues à tous les êtres sensibles. Sitôt que cette vertu est honorée et pratiquée par un petit nombre d’hommes, elle se répand à travers l’instruction et l’exemple donnés aux jeunes, et finit par être incorporée à l’opinion publique »[3]

Ou encore :

« L’aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l’essentiel une conséquence inhérente de l’instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite, de la manière dont nous l’avons antérieurement indiqué ( passage ci-dessus), rendu plus délicat et étendu plus largement. Nous ne saurions refréner notre sympathie même sous la pression d’une raison implacable, sans détérioration dans la partie la plus noble de notre nature »[4]

Pour lui, il ne s’agissait pas que de mots ; dans son village, avec Emma, il s’occupait activement d’aide sociale, (de « philanthropie », selon leur propre expression).

Il ne s’agissait pas non plus uniquement d’opinions personnelles, ses deux plus actifs soutiens scientifiques, Alfred Wallace et Thomas Huxley, défendaient des idées similaires. Alfred Wallace (que l’on peut qualifier de co-découvreur de la sélection naturelle), était d’origine très modeste contrairement à Darwin, et avait même milité pour un partage des terres en faveur des paysans pauvres. Quant à Thomas Huxley, il regrettait que la lutte pour la vie n’ait pas été entièrement éliminée de la vie sociale et se reprochait d’avoir utilisé trop souvent cette expression dans ses écrits[5]. Comme Darwin, Huxley attachait une grande importance à l’éducation, sous toutes ses formes. Il contribua d’ailleurs à la mise en place d’une réforme scolaire qui resta en vigueur jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Son objectif était d’arriver, à terme, à une scolarité gratuite pour tous.

LES DÉVOIEMENTS IDÉOLOGIQUES

Mais, pendant les douze années qui s’écoulèrent entre la publication des deux principaux ouvrages de Darwin d’autres, emportés par leurs idéologies, se sont empressés d’appliquer ses idées sur la sélection naturelle aux sociétés humaines. C’était les prémisses de ce qu’on appellera plus tard la « sociobiologie », courant qui postule que les règles régissant les groupes humains doivent être dans la continuité directe des lois régissant toutes les autres espèces vivantes ; lois vues comme universelles donc incontournables. Les initiateurs de ces dévoiements sont Francis Galton, cousin de Darwin, et Herbert Spencer, dont nous allons parler maintenant. En dépit des aspirations de ces deux personnages à faire œuvre de science, il est tout à fait clair qu’ils ont quitté le domaine de la connaissance scientifique pour entrer dans celui de l’idéologie pure et simple.

Francis Galton et l’eugénisme

Francis Galton était un grand statisticien et un adepte des mesures anthropométriques. Il admirait beaucoup les travaux de son cousin et l’idée de sélection naturelle l’avait beaucoup intéressé. Il en avait déduit que les sociétés civilisées, par leur aide aux « faibles de corps et d’esprit » contrevenaient aux lois de la nature et que cela conduirait à leur dégénérescence. Il fallait donc remplacer la sélection naturelle par une sélection volontaire, en favorisant la reproduction des « plus doués » et en empêchant les plus faibles de se reproduire. Il a été l’inventeur de l’eugénique qu’il a définie ainsi :

« La forme la plus douce de ce que je me suis aventuré à appeler ‘Eugénique’ devrait consister à reconnaître les symptômes des lignées ou races supérieures et à les favoriser de telle sorte que leur progéniture soit plus nombreuse et remplace graduellement celle de la vieille race. »

Cette forme « douce », qui n’interdirait la reproduction à personne, mais favoriserait celle des  » lignées supérieures « , est ce que l’on a appelé plus tard « l’eugénisme positif », l’idée est toujours dans l’air à notre époque, voir par exemple la banque de sperme des Prix Nobel aux USA. Au début du XXe siècle, l’eugénisme a eu un très grand succès aux USA et en Europe du Nord, y compris chez des penseurs progressistes. Il a abouti à des pratiques nettement moins « douces » relevant de « l’eugénisme négatif », comme la stérilisation des handicapés mentaux. Plus tard les nazis se chargeront de pousser ces idées jusqu’à leur extrême logique en mettant en œuvre des formes encore plus radicales : l’élimination physique pure et simple, au nom de l’hygiène raciale.

Depuis les années 1930, l’essor de la génétique des populations a montré que cette dégénérescence de l’espèce par accumulation de tares héréditaires relevait plus du fantasme que de la science. Mais les idées eugéniques, au moins sous leur forme « positive », ont continué à avoir des adeptes sur des bases purement idéologiques, y compris parmi certains généticiens célèbres. Cela allait de pair avec un fort courant « héréditariste » qui soutenait que toutes les différences d’aptitudes physiques ou mentales entre les individus, y compris la position sociale, dépendaient essentiellement de facteurs héréditaires. Pour ce courant de pensée, les gens des classes « inférieures » étaient donc génétiquement moins aptes que ceux des classes « supérieures ». Comme ils avaient plus d’enfants, la dégénérescence des peuples civilisés était inéluctable.
Superbe exemple de confusion entre démarche scientifique et croyance idéologique !

Deux points méritent d’être soulignés :

– L’importance donnée aux lois de la « Nature », vues comme nécessairement bonnes donc incontournables, toute entorse à ces lois devenant dangereuse. Cette superstition est toujours très répandue de nos jours et contribue fortement au développement de courants antiscience.

– Contrairement à une idée répandue par certains anti-darwiniens, ce n’est pas la théorie de Darwin qui est à l’origine de l’eugénisme, elle n’a fait que servir d’alibi à une idéologie préexistante. Le fantasme de la dégénérescence de la « race » existait bien avant Darwin dans toutes les sociétés occidentales et chacun en voyait les causes à sa manière. Le concept de sélection naturelle et sa soi-disant diminution dans les pays « civilisés » a été récupéré pour justifier cette croyance et les pratiques qui en découlaient.

Herbert Spencer et le « darwinisme social ».

Sous le vocable de « darwinisme social », certains auteurs regroupent l’eugénisme et la philosophie de Spencer, c’est à éviter car les deux ne vont pas nécessairement de pair. Spencer lui-même ne s’intéressait pas du tout à l’eugénisme. Historiquement, depuis 1880, c’est l’idéologie spencerienne qui est visée par l’expression « darwinisme social » (expression d’autant plus trompeuse que Spencer était plus lamarckien que darwinien). Il faudrait donc plutôt dire « spencérisme ».

L’ambition de Spencer a été de bâtir un système philosophique synthétique, à vocation universelle. Ce système devait tout englober, depuis la structure de l’univers jusqu’aux règles régissant les sociétés humaines. C’est ce qu’il a appelé « l’évolutionnisme philosophique ». Cette philosophie était fondée sur une « loi d’évolution » qui s’appuyait sur des lois physiques et biologiques connues à l’époque, donc sur des lois naturelles.

La composante biologique de cette loi d’évolution était une idée du grand embryologiste de l’époque, Karl Ernst Von Baer, qui postulait que le développement d’un être vivant se fait de l’homogène vers l’hétérogène. Un œuf apparaît effectivement plus homogène qu’un individu adulte composé d’organes très différents. Appliquant cette loi aux sociétés humaines, Spencer en déduisait, entre autres, que les inégalités sociales étaient la marque d’une société évoluée. Pour lui, l’égalité était régressive et l’individu devait primer sur la société.

Après la publication de L’Origine des espèces en 1859, Spencer a récupéré l’idée de sélection naturelle qu’il a intégrée dans son système en la transformant en « survie du plus apte » ; une règle impitoyable mais nécessaire, selon lui, à la bonne évolution des sociétés civilisées. Là encore, comme pour l’eugénisme, ce n’est pas la théorie de Darwin qui est à l’origine de l’idéologie, les premiers écrits de Spencer étaient d’ailleurs bien antérieurs à 1859. La citation suivante est assez représentative de sa pensée. Il décrit la lutte pour la vie entre carnivores et herbivores et les combats des mâles pour la reproduction, puis il transpose directement aux sociétés humaines :

« Le bien-être de l’humanité existante et le progrès vers la perfection finale sont assurés l’un et l’autre par cette discipline bienfaisante mais sévère, à laquelle toute la nature animée est assujettie : discipline impitoyable, loi inexorable qui mènent au bonheur mais qui ne fléchissent jamais pour éviter des souffrances partielles et temporaires. La pauvreté des incapables, la détresse des imprudents, le dénuement des paresseux, cet écrasement des faibles par les forts, qui laisse un si grand nombre ‘dans les bas-fonds et la misère’ (en français dans le texte) sont les décrets d’une bienveillance immense et prévoyante »[6]

Ce texte a été écrit en 1851, donc 8 ans avant la publication de L’Origine des espèces ! Dans la logique de cette pensée, il prône la suppression des règles établies par les législateurs car il faut laisser faire les lois de la nature. Cela l’a conduit à être l’un des défenseurs les plus radicaux de l’individualisme et de la concurrence. En économie, il est donc ultra-libéral et, comme tous les économistes ultra-libéraux, il croit à une harmonie naturelle qui ne doit pas être perturbée par des règles humaines. Ce n’est pas le cas des libéraux classiques qui estimaient que l’État devait garder un certain contrôle sur les mécanismes économiques (Adam Smith, Turgot et autres) (Voir notamment : Francisco Vergara, « Les Fondements philosophiques du libéralisme », éd. La Découverte et Syros, 2002). Pour Adam Smith notamment, ce n’est pas l’État qui menace le plus l’économie de marché mais les industriels qui font tout pour s’affranchir des contraintes du marché, se placer en position de monopole et imposer leurs prix.

Pour Spencer une société humaine évoluée (industrielle) doit être bâtie sur trois grands principes :
– L’égale liberté pour tous,
– le droit naturel des individus,
– la coopération pacifique volontaire.

Il soutient vigoureusement qu’un gouvernement ne doit s’occuper que de la police et la justice. Tout le reste : santé, éducation, assistance aux pauvres, ne doit relever que de la sphère privée. D’ailleurs, pour lui, les pauvres le sont parce qu’ils sont « incapables et paresseux » et les aider est contre-productif. Il est opposé à toute réglementation, y compris sur les questions sanitaires et le droit du travail, même pour interdire le travail des enfants de moins de 12 ans dans les mines[7]. Spencer était considéré, à son époque, comme un très grand philosophe. Il fut très célèbre de son vivant, en Europe et surtout aux Etats-Unis, parmi la classe dirigeante libérale, dont les idées trouvaient ainsi une caution philosophique et soi -disant « scientifique ».

Citons par exemple un texte d’Andrew Carnegie écrit en 1889. Carnegie était un magnat de l’industrie aux USA,  qui avait bâti un empire dans la production de l’acier et qui était grand admirateur de Spencer,

« Tandis que cette loi peut sembler quelquefois dure pour les individus, elle est particulièrement bénéfique à l’ensemble de la race humaine, puisqu’elle assure la survie des plus aptes dans tous les domaines. Nous acceptons donc sans retenue, en tant que circonstances auxquelles il faut s’adapter, les grandes inégalités de conditions, la concentration des richesses, des affaires, de l’industrie et du commerce dans les mains de quelques-uns, et la loi de concurrence entre ces derniers, dans la mesure où cela est non seulement bénéfique, mais fondamental au progrès futur de l’humanité ».

Tout ce qui précède, qu’il s’agisse de l’eugénisme ou du bien mal nommé  » darwinisme social « , illustre remarquablement cette affirmation de Patrick Tort : » Aucune idéologie ne peut naître d’une science, l’idéologie naît toujours de l’idéologie « .

L’Actualité brûlante du spencérisme

On pourrait arrêter là ce texte mais, s’agissant de la philosophie spencérienne, on ne peut décemment pas occulter ses prolongements actuels. Cela nous éloigne bien sûr du champ scientifique, mais à partir du moment où l’on parle de Spencer, c’est inévitable puisque lui-même était totalement sorti de ce champ. On ne peut manquer d’être frappé par l’analogie avec les théories politico-économiques dominantes depuis au moins les années 1980. La filiation est évidente quand on lit les textes des grands promoteurs des idéologies ultralibérale et néolibérale (sur le néolibéralisme voir addendum), notamment Friedrich Hayek, surnommé par certains le « Pape de l’ultralibéralisme » et Milton Friedman, chef de file des économistes de l’École de Chicago (les « Chicago boys »). Cette École a commencé par expérimenter ses théories dans le Chili de Pinochet, puis a inspiré les politiques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher ainsi que celles de l’Union Européenne et des institutions internationales ( Banque Mondiale, FMI, OMC… ).

Quand on lit des ouvrages d’économie politique, on est surpris de constater que tous les auteurs font remonter l’origine du nouveau libéralisme à Hayek et Friedman en oubliant que ces derniers sont en grande partie les héritiers de la philosophie spencérienne, sans toujours la citer d’ailleurs ! Le nom de Spencer est tombé dans l’oubli, il est pourtant le premier à avoir érigé une forme extrême du libéralisme au rang de philosophie. Il s’était efforcé de lui donner un fondement « scientifique », en s’appuyant sur les idées développées par Darwin dans L’Origine des espèces. Ces dernières décennies, certains tentent de réactiver sa mémoire. Citons notamment Yvan Blot, économiste libéral, député européen du Front National, qui a publié un livre en 2007 pour restituer à Spencer « sa part éminente dans la paternité de conceptions individualistes et libérales, à leur époque profondément originales qui, un siècle plus tard, irriguent la dynamique de la modernité »[8] Il est assez piquant de remarquer que cette modernité n’est rien d’autre qu’un retour aux lois les plus archaïques de la nature. Celles qui régentent le monde vivant depuis plus de 3 milliards d’années : le chacun pour soi, la lutte pour la vie, l’écrasement des faibles par les forts (pour faire encore plus moderne, on utilise même un vocabulaire anglais : les « loosers » et les « winners ») ; bref, la loi de la jungle.

Lorsque Spencer avait publié L’Individu contre l’Etat en 1885, Thomas Huxley avait eu des mots très durs pour stigmatiser les idées ultra-libérales de ce livre: « Individualisme fanatique », « Théorie gladatorienne », « Sauvagerie raisonnée ». Les deux hommes, qui étaient pourtant très amis , se sont alors définitivement brouillés.

Vue dans le cadre de la pensée de Darwin, telle qu’elle est exprimée dans le texte cité plus haut, cette idéologie n’est pas une simple régression de société, mais un véritable processus de dé-civilisation[9]. En d’autres termes une déshumanisation puisqu’elle remet en avant les lois qui régissent les êtres non-humains dans la nature. Elle ouvre la porte aux pires dangers, à une époque où l’impact de l’espèce humaine sur la planète s’avère de plus en plus important et nécessiterait une véritable solidarité planétaire.

ADDENDUM en 2019 : Sur l’origine du néolibéralisme actuel, il faut signaler l’ouvrage très éclairant de la philosophe Barbara Stiegler [10]. Elle retrace de façon détaillée son historique depuis l’ultralibéralisme de Spencer, jusqu’au rôle décisif de Walter Lippmann (1889-1974), notamment avec le Colloque Lippmann en 1938. Celui-ci s’opposait au « laisser faire » de Spencer et prônait un rôle important de l’État pour obtenir la « fabrication du consentement » en vue d’adapter l’espèce humaine à la « Grande Société » industrialisée et mondialisée.

Pour une très pertinente critique des idées fausses qui continuent à courir sur Darwin et le darwinisme, on peut lire : « Darwin n’est pas celui qu’on croit  » de Patrick Tort, aux éditions Le cavalier Bleu- 2010.

Notes de bas de page    ( ↑ retour au texte)

  1. Darwin, autobiographie, Ed. Belin.
  2. Patrick Tort , L’Effet Darwin, Sélection naturelle et naissance de la civilisation, éd. Du Seuil, 2008.
  3. La Filiation de l’Homme et la Sélection liée au sexe ; Paris, Syllepse, 1999, sous la direction de P. Tort, Chap. IV p. 210.
  4. Ibid. Chap. V, p. 222.
  5. Evolution and Ethics, Thomas Henry Huxley
  6. Herbert Spencer, L’Individu contre l’Etat, Editions Manucius, 2008, p.96.
  7. L’individu contre l’Etat, p.37-41.
  8. Yvan Blot, Herbert Spencer, un évolutionniste contre l’étatisme, Les belles Lettres, 2007.
  9. Voir le livre de Jacques Généreux :  La Dissociété  paru au Seuil, en 2006 et qui, par des voies différentes, aboutit à des conclusions similaires.
  10. Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter »- un nouvel impératif politique-, Gallimard, nrf essais, 2019.

3 réflexions sur « L’héritage de Darwin et ses dévoiements. Le grand retour du « darwinisme social». »

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